Jussi Hanska: The Destruction of Jerusalem and Anti-Jewish Commonplaces in Model Sermon Collections (1100-1350) (= Sermo: Studies on Patristic, Medieval, and Reformation Sermons and Preaching; Vol. 19), Turnhout: Brepols 2025, 346 S., ISBN 978-2-503-60949-2, EUR 110,00
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Les sermons modèles font rarement usage de récits historiques, si ce n'est passagèrement, le plus souvent sous la forme d'exempla. Donner du relief à un événement est donc l'exception, et c'est ce qui fait d'emblée l'intérêt des sermons composés pour le 10e dimanche après la Trinité ou pour le 9e dimanche après la Pentecôte selon les usages liturgiques propres aux dominicains et aux églises paroissiales d'une part, aux franciscains qui se conforment au calendrier de la Curie romaine de l'autre. Ce jour- là, on lit en effet l'évangile de Luc (19, 41-48) qui rapporte en son début les pleurs que Jésus versa sur Jérusalem, prophétisant le futur destin de la ville qui ne l'avait pas reconnu, au point "qu'il ne resterait pas d'elle pierre sur pierre". De fait Jérusalem allait être à deux reprises, en réaction à des rébellions, assiégée et détruite par les Romains, une première fois en 70 par Titus qui fit même brûler le Temple qu'avait reconstruit Hérode, puis à nouveau en 135, devenant alors la colonie d'Aelia Capitolina.
Les sermons modèles retenus, issus de recueils produits entre le XIIIe et le début du XIVe siècle, offrent la possibilité d'une étude sérielle en vue de mettre en évidence ce qu'ils peuvent révéler du regard porté par les prédicateurs chrétiens de ce temps sur les juifs. Sur 166 sermons, plus de 80% en effet (136 précisément) commentent le début de la péricope, s'attachant à expliquer comment et pourquoi a eu lieu cette destruction de Jérusalem annoncée par Jésus. Les trois chapitres du livre en donnent pour la première fois un examen approfondi et lucide exposé en trois temps: (1) les matériaux dont les prédicateurs pouvaient disposer et les traces de leur exploitation dans le corpus des sermons retenus; (2) les topoi antijudaïques qui ressortent de ces sermons et plus largement de la materia predicabilis dans laquelle puisent les prédicateurs; (3) les choix alternatifs des prédicateurs. L'examen méthodique et méticuleux des textes, souvent inédits, est illustré par des citations nombreuses et étendues.
Parmi les ouvrages historiques traitant de la destruction de Jérusalem, le plus influent fut certainement la version latine (Bellum Iudaicum) de l'ouvrage que Flavius Josèphe écrivit peu après 70, et qui devint pour des siècles une référence directe ou indirecte. Il inspira notamment le très répandu Vindicta Salvatoris, aprocryphe anonyme, qui introduit en outre la légende de la guérison de Titus par le Christ et du vœu qui s'ensuivit, pour venger sa mort, de détruire Jérusalem. Jacques de Voragine assura son succès en la reprenant partiellement dans sa Legenda aurea. Une autre œuvre influente est l'Historia ecclesiastica d'Eusèbe de Césarée dans la traduction de Rufin, tandis que l'homélie 39 de Grégoire le Grand sur la péricope de Luc 19 apporte une interprétation spirituelle (l'âme du pécheur assiégée par les démons) sans cesse reprise ensuite. On constate également l'audience séculaire d'une homélie de Walafrid Strabon - circulant sous l'intitulé De subversione Hierusalem -, ce que l'auteur démontre en analysant les sermons d'Eudes de Cheriton et de Luca da Bitonto, l'un et l'autre actifs dans la première moitié du XIIIe siècle. Enfin, les commentaires bibliques des frères mendiants jouent un rôle essentiel de passeurs d'une tradition intégrant aussi l'apport des Pères de l'Église. Les plus répandus d'entre eux (les Postilles du frère Prêcheur Hugues de Saint-Cher et le Commentaire sur l'évangile de Luc du frère mineur Nicolas de Gorran) se sont imposés comme des instruments de travail habituels des prédicateurs.
Le cœur de l'ouvrage met en évidence quatre stéréotypes présents à des degrés divers dans l'interprétation littérale que donnent du récit évangélique les auteurs des sermons modèles. Les juifs y sont considérés avant tout comme les meurtriers du Christ, responsables de sa Passion et de sa mort sur la croix. La dérision s'y ajoute à la faveur d'un détail emprunté à une interpolation dans le récit de Flavius Josèphe: tandis que Judas avait vendu le Christ pour trente pièces d'argent, Titus a vengé ce honteux marché en vendant les juifs captifs par groupes de trente pour une pièce d'argent. Facile à mémoriser, cette assertion connaît un grand succès, elle s'introduit dans la littérature en langue vernaculaire, Jacques de Voragine s'en fait l'écho dans sa Légende dorée, et elle figure encore dans les collections les plus diffusées de sermons modèles du XVe siècle. Plus terrible est le récit, attesté déjà chez Flavius Josèphe, de l'acte de cannibalisme d'une jeune mère affamée lors du siège de Jérusalem et acculée à choisir de tuer son enfant nouveau-né et de le dévorer.
La dévotion croissante envers Marie, soutenue par d'innombrables représentations de la Vierge à l'Enfant, produit un contraste saisissant avec un tel récit. Alors que l'on commence à soupçonner les juifs de meurtres rituels commis sur des enfants chrétiens, il est plausible aussi de penser que le récit répété de cet acte de cannibalisme, parfois même imputé à plusieurs femmes juives lors du siège de Jérusalem, a pu contribuer à donner de la crédibilité à de tels soupçons. Enfin, l'obstination dans le refus de croire, qualifié de péché contre l'Esprit saint, a appelé une lourde punition divine. On continue à dire, après Augustin, qu'il faut protéger les juifs en attendant que leur conversion advienne avant la fin des temps. Mais le choix d'imposer des conversions forcées reflète la conviction partagée de leur irréductible obstination.
Ces lieux communs pouvaient s'avérer d'autant plus pernicieux que par certains glissements du discours s'estompait la distance nécessaire entre le récit d'événements passés, inscrits dans une histoire biblique, et le vécu du temps présent. Les prédicateurs qui en ont fait usage ont sûrement contribué à entretenir dans la société de leur temps des attitudes antijuives et à nourrir l'imaginaire de leurs auditeurs par leurs propos. Mais il serait trompeur de s'en tenir à ce constat. D'une part, le cadre de la critique se limite ici aux actions prêtées aux juifs lors de la Passion puis du siège de Jérusalem, omettant le reproche le plus habituel qui est celui de leur avarice se traduisant dans la pratique de l'usure, et l'accusation des profanations d'hosties qui leur sont imputées ailleurs. D'autre part, bien d'autres sujets sont abordés dans les sermons composés pour cette fête liturgique, qui s'ajoutent ou se substituent à l'interprétation littérale du début de la péricope. Le dernier chapitre en fait l'inventaire. Les interprétations tropologiques du récit évangélique font de Jérusalem une figure de l'âme ou de l'Église, dans la perspective d'enseigner avant tout aux fidèles chrétiens l'urgence de la conversion. Les autres enseignements dispensés à la faveur de l'explication d'autres versets de la péricope, conformément à la technique du sermo modernus, portent sur les larmes du Christ, sur le devoir de prêcher à l'imitation du Christ, ou sur la simonie des clercs, à quoi s'ajoute l'alternative de fonder la prédication sur l'épître du jour, qui varie selon les lieux, mais ne suscite jamais de commentaires portant sur les juifs.
En définitive, l'analyse minutieuse du corpus conduit l'auteur à faire preuve, à juste titre, d'une grande prudence dans son interprétation. L'historien manque de données fiables pour démontrer à coup sûr une dissémination de l'antijudaïsme par la médiation des prédicateurs. L'usage effectif des sermons modèles dans les prises de parole est presque toujours impossible à discerner, de même que la chronologie respective de la production des textes et des manifestations sociales de l'antijudaïsme.
Nicole Bériou